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La participation en ligne : une réponse perfectible à des demandes sociales et institutionnelles

Illustration d'une personne qui vote à travers son ordinateur

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Budgets participatifs, appels à idées ou encore consultations citoyennes : les dispositifs de participation en ligne portés par les institutions publiques, particulièrement par les collectivités territoriales, se sont largement développés au cours des quinze dernières années. Ils s’inscrivent dans un « tournant participatif mondial » amorcé dès les années 1990.

Le développement de cette offre participative répond à une demande sociale pour une co-construction accrue de l’action publique par le biais d’instances délibératives ne se limitant pas au cadre de la concertation réglementaire. En complément des instances physiques de participation (réunions, forums et ateliers à l’échelle du quartier ou de la collectivité), de nouveaux dispositifs de consultation et de délibérations citoyennes ont progressivement été créés par les acteurs publics (Cardon, 2013), parfois avec l’appui d’acteurs privés, notamment du secteur de la civic tech.

Un détour par la littérature en sciences sociales nous permet d’y voir plus clair sur les origines de ce mouvement, et sur les premiers enseignements à tirer des pratiques institutionnelles de participation en ligne.
Date : 23/01/2023

La participation institutionnelle en ligne au carrefour de plusieurs exigences

 

Trois facteurs principaux ont concouru au développement des pratiques participatives en ligne : d’une part, le constat d’un relatif échec de projets participatifs hors ligne à toucher d’autres publics que ceux habitués à la concertation, d’autre part l’injonction internationale au développement du « e-government », avec en toile de fond une demande sociale de transparence ; et enfin, le déploiement d’une offre privée de civic tech.

 

1. Du côté des administrations, une volonté d’ouverture des publics

 

Après quelques années de déploiement de nouveaux dispositifs de participation hors ligne, institutions publiques et chercheurs ont constaté dans le courant des années 2010 qu’ils attirent peu la variété de publics attendue et que les populations disposant des ressources sociales et économiques les plus élevées y sont surreprésentées. Les instances participatives hors ligne peinent en particulier à mobiliser les citoyens les moins politisés, même lorsqu’elles s’adressent spécifiquement à des publics jugés plus en marge du politique (jeunes, populations précaires, minorités ethniques dans certains pays…). Ce constat est étayé par des études de cas académiques.

Alice Daquin et al. se sont par exemple intéressés aux conseils citoyens, lancés en 2014, visant à favoriser l’empowerment des jeunes des quartiers populaires, habituellement éloignés des institutions locales. Les auteurs ont suivi des expérimentations dans la périphérie lyonnaise, menées par des étudiants de master, qui visaient à préparer des jeunes de quartiers prioritaires de la ville à intégrer des conseils citoyens (CC). Ils ont d’une part constaté que « la médiation des étudiants, même si elle permet de rassurer les jeunes sur leur capacité à participer, ne suffit pas à les décider de tenter l’aventure du CC », d’autre part que les rares « rencontres avec les conseillers citoyens en place se soldent toutes par un échec » (Daquin et al., 2019, p. 85). Dans l’ensemble, ils constatent que les conseils citoyens « reproduisent, voire renforcent, les mécanismes qui détournent habituellement les jeunes des dispositifs de participation institutionnalisés » (p. 85) et invitent à penser la participation en dehors d’un cadre strictement institutionnel.

C’est en ce sens que les dispositifs en ligne sont considérés par leurs promoteurs comme un moyen d’abaisser le coût à l’entrée des espaces participatifs et ainsi d’attirer des publics souhaités mais encore largement absents. En d’autres termes, ils proposent de nouveaux formats de participation et de nouvelles formes d’engagement. 

 

 

2. Des injonctions institutionnelles et une demande sociale plus persistante

 

Dès le début des années 2000, l’ONU promeut l’idée qu’il est possible de développer de nouveaux modes de gouvernance grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Des projets de numérisation de l'administration doivent répondre en théorie à des enjeux démocratiques. En pratique, des travaux ont montré que la plupart d’entre eux ont d’abord eu pour objet de rendre l’action publique plus efficace, de moderniser l’administration. Aujourd’hui encore, dans certains pays « l’e-government » reste avant tout un moyen d’accroître les performances des gouvernements locaux (Tan, Zhaon et Zhang, 2022).

Si quelques projets de participation en ligne sont lancés avant 2010, c’est dans cette décennie qu’ils se développent massivement et que le volet démocratique du gouvernement électronique s’opérationnalise vraiment. Le « e-government » permet progressivement d’outiller la participation citoyenne et devient une réponse à une demande sociale de plus de transparence (Zaza, 2016). Le recours aux nouvelles technologies et à la participation citoyenne fait d’ailleurs partie des quatre grands principes du Partenariat pour un gouvernement ouvert, auquel la France adhère en 2014 : « Le Partenariat s’attache, au niveau international, à promouvoir la transparence de l’action publique et son ouverture à de nouvelles formes de consultation et de participation citoyenne, à renforcer l’intégrité publique et combattre la corruption, et à utiliser les nouvelles technologies et le numérique pour renforcer la démocratie, promouvoir l’innovation et stimuler le progrès ».

 

3. Le déploiement en parallèle d’une offre privée : la civic tech

 

Dans ce contexte, l’émergence de nouveaux dispositifs de participation en ligne est notamment rendue possible par la croissance de la civic tech (Mabi, 2021a), nouveau segment du marché de la participation fortement soutenu institutionnellement. Un rapport de 2018 du Conseil d’État encourage ainsi leur développement, même s’il estime qu’elles n’ont pas encore « concrétisé pleinement leur promesse d’un renouveau civique ».

Ces nouvelles technologies, censées répondre autrement à une demande sociale et institutionnelle constante pour plus de participation et de transparence publique, reposent en partie sur l’idée selon laquelle les solutions font ce pour quoi elles ont été créées, répondent de façon évidente à des situations sociales complexes. Plusieurs auteurs ont cependant démontré la faiblesse de ce raisonnement solutionniste. Evgeny Morozov (2013) insiste notamment sur le fait que la capacité des outils technologiques à toucher des publics nouveaux ne signifie pas qu’ils peuvent réellement les faire s’engager. Il se range du côté des nombreux auteurs critiquant le solutionnisme, par exemple Laurence Monnoyer-Smith en France (2010), qui ont dans l’ensemble souligné les effets mitigés des démarches comptant sur la technologie pour rapprocher citoyens et institutions.

 

 

Cinq enseignements sur les premières pratiques de participation institutionnelle en ligne

 

Après une décennie d’expérimentation et de déploiement des solutions institutionnelles de participation en ligne, la littérature scientifique produit des enseignements sur les apports et limites de cette pratique.

 

1. Les formes de la participation sont dépendantes des contextes locaux et des sujets

 

Les outils mobilisés pour participer circulent d’un territoire à l’autre et dépassent même les frontières nationales. Par exemple, des budgets participatifs en ligne existent aujourd’hui sur tous les continents. Néanmoins, malgré cette circulation transnationale, les contextes du déploiement des dispositifs de participation en ligne influencent la temporalité et le contenu des projets, les rendant souvent uniques et parfois difficilement comparables.

Nicolas Douay s’est par exemple intéressé au contexte particulier parisien de numérisation des dispositifs participatifs, d’abord marqué par un programme de campagne en 2014 de la future maire Anne Hidalgo qui portait un ambitieux projet liant participation citoyenne et numérique (Douay, 2016). Cela a permis un soutien institutionnel fort de nouveaux dispositifs, notamment du budget participatif. Ce soutien a rendu possible un développement relativement rapide du budget participatif mais a cependant impliqué un fort encadrement politique. Après qu’ont été étudiées la compatibilité des propositions citoyennes aux compétences de l’administration municipale et à la faisabilité des projets, des commissions à l’échelle des arrondissements regroupant élus et habitants ont ainsi été mises en place afin de les trier en s’assurant du respect du « projet municipal ». Le chercheur explique que « certains acteurs associatifs notent une contradiction entre l’objectif d’ouverture de la décision et le contrôle politique qui est exercé » et cite en exemple le post sur les réseaux sociaux d’un acteur associatif : « Disons-le tout net, l’intervention de cette “commission ad hoc” dans le processus de sélection des idées n’est sans doute pas la séquence la plus exaltante du projet ! Elle semble plutôt illustrer la difficulté pour certains élus de sauvegarder un “pouvoir d’action” dans un projet qui visait justement à se passer de lui ». Cet exemple souligne d’une part qu’un projet pensé comme « ouvert » n'échappe pas toujours à un contrôle politique de la part d’élus fortement impliqués dans le processus de travail. Il montre d’autre part que les projets participatifs en ligne se déclinent différemment selon les contextes locaux : l’implication si forte d’acteurs politiques dans le processus, sans être une spécificité strictement parisienne, ne se retrouve pas dans tous les projets de budget participatif et s’explique largement par un contexte politique propre.

Les modalités de participation, qu’elle soit hors ligne ou en ligne, diffèrent au sein d’un même espace national et plus largement entre les contextes culturels. En cherchant à comparer la professionnalisation de la participation en France et au Québec, les politistes Alice Mazeaud et Magali Nonjon ont ainsi mis à jour des différences structurelles dans ces deux espaces participatifs et suggèrent des différences de « cultures participatives », tant sur les caractéristiques politico-institutionnelles de l’offre de participation que sur le marché de l’expertise participative (Mazeaud et Nonjon, 2017, p. 85). Elles nuancent ainsi le postulat d’un tournant participatif mondial unifié. Des travaux portant plus spécifiquement sur le Québec ont par ailleurs montré qu’au sein de cette même aire géographique et institutionnelle, désormais marquée par un cadre de participation hors ligne très flexible et la reconnaissance des municipalités comme gouvernements de proximité, ces dernières proposent des réponses inégales à une demande commune au niveau provincial pour plus d’implication citoyenne dans la conduite de l’action publique (Gauthier et al., 2020). 

Par ailleurs, les modalités de participation sont dépendantes du sujet de la participation. La participation en ligne ne se prête pas à tout. Les sujets liés aux projets d’urbanisme locaux demeurent par exemple propices aux réunions hors ligne, qui permettent de discuter, d’échanger de façon plus approfondie que via une consultation en ligne. Celle-ci peut recueillir un grand nombre d’avis mais est moins propice à la délibération collective (Mabi, 2021b).

 

2. La participation en ligne intervient en complément des dispositifs hors ligne

 

Littératures institutionnelles et académiques s’accordent généralement à recommander l’hybridation des dispositifs hors ligne (souvent imposé par la réglementation, comme le code de l’urbanisme) et en ligne, et l’adaptation des solutions selon le contexte de la participation. Dès 2003, un rapport de l’OCDE sur les promesses et les limites de la démocratie électronique entamait ainsi sa synthèse : « La technologie permet, mais ne résout pas. Pour exploiter au maximum les possibilités des NTIC, il faut les intégrer aux instruments traditionnels “hors ligne” pour l’accès à l’information, la consultation et la participation du public au processus décisionnel » (OCDE, 2003, p. 9). Comme l’illustrent les cas des projets d’urbanisme, la participation en ligne est utile pour collecter des opinions mais ne permet pas forcément un dialogue approfondi et donc la délibération collective. Clément Mabi (2021b) rappelle ainsi que si internet et les réseaux sociaux transforment radicalement la « culture du débat public », les civics techs n’ont pas révolutionné la démocratie participative.

Pour autant, même si « les discussions politiques en ligne ne satisfont pas aux critères procéduraux de la délibération habermassienne classique » (Monnoyer-Smith et Wojcik, 2014, p. 12), c’est-à-dire ne correspondent pas à l’idéal théorique d’une démocratie délibérative fondée sur des instances réelles façonnant l’opinion publique, elles attestent de l’évolution des formes d’expression de la parole citoyenne et des formes de la critique des institutions.

Par exemple, à Toronto, en plus de dispositifs en ligne (des questionnaires), des instances de consultations plus classiques autour du projet de « smart city » Quayside, depuis abandonné, ont été investies par de nombreux riverains et ont permis d’exprimer des oppositions citoyennes fortes au projet (Al-Fahim, Frankenberg et Bennon, 2021). Le projet (suspendu) de Constitution participative en Islande est un autre exemple d’ampleur : les Islandais étaient invités à s’exprimer en ligne sur le projet de Constitution, directement sur le site du Conseil constitutionnel. Les commentaires ont ensuite été discutés dans des réunions citoyennes rediffusées en direct sur internet. Les citoyens ont également pu assister à des réunions de travail du Conseil constitutionnel, accessibles hors et en ligne.

 

 

3. L’élargissement des publics actifs dans le débat public par des outils de participation en ligne reste à démontrer

 

Au début des années 2010, le débat scientifique concernant les publics de la participation s’est largement cristallisé autour de la thèse du renforcement des publics contre celle d’un renforcement des élites (Monnoyer-Smith et Wojcik, 2014). Il n’est aujourd’hui pas encore totalement tranché.

Malgré une volonté de dépassement des dispositifs participatifs hors ligne, notamment en matière d’engagement des publics, les dispositifs en ligne ne semblent pas avoir totalement atteint l’objectif d’attirer de nouveaux publics. Si les quelques travaux qui ont travaillé sur les publics de la participation en ligne ne vont pas dans le sens de la thèse d’un renforcement des élites (qui utiliseraient la participation avant tout comme une stratégie de légitimation), ils n’alimentent pas non plus celle d’un empowerment des publics nouveaux qui s’approprieraient les dispositifs pour manifester des oppositions aux institutions et à leurs élites. Ils tendent plutôt à suggérer que la participation en ligne n’a pas permis un renouvellement radical des participants mais a tout de même été appropriée par des citoyens « avertis » de façon alternative à ce que les concepteurs de ces dispositifs imaginaient. 

Les nouveaux dispositifs semblent attirer surtout celles et ceux qui sont déjà impliqués, et en pratique ils ne mobilisent pas ou très peu de nouveaux publics. En s’appuyant sur les travaux menés dans sa thèse (Zaza, 2018), Ornella Zaza résume dans un entretien l’inégale appropriation des dispositifs participatifs en ligne à travers l’exemple du budget participatif parisien : « Lors du lancement du Budget Participatif numérique parisien, la localisation des projets proposés nous a montré une continuité avec des tendances participatives qui précédaient le dispositif. Sur les plus de 5 000 projets proposés en 2015, il n’y en a aucun dans les dits “quartiers de la politique de la ville”. Au contraire, on en dénombrait énormément dans les arrondissements à forte tradition de participation, par exemple dans le 12ème, où des budgets participatifs locaux avaient déjà été mis en place ». Dans un article de 2016, cité plus haut, Nicolas Douay constatait déjà l’inégale répartition des projets votés dans le cadre de ce budget participatif.

Aux États-Unis, Davin J. Baxter (2017) s’est également intéressé aux budgets citoyens ainsi qu’aux plateformes de facilitation des pratiques de « lobbying citoyen ». Tout en suggérant que ces innovations vont dans « la bonne direction » et peuvent avoir des effets concrets sur les politiques publiques, il estime qu’elles n’ont pas totalement permis de dépasser trois obstacles : « l’apathie citoyenne », c’est-à-dire un engagement limité aux sujets qui passionnent une personne ; le manque de temps et d’enthousiasme pour le politique ; la complexité de problèmes publics, demandant des compétences particulières pour être saisis. Si l’engagement en ligne est moins coûteux en temps, il demande tout autant d’enthousiasme pour des sujets complexes. Les plateformes participatives trouvent ainsi principalement un écho auprès de personnes déjà politisées. Elles contribuent activement et sans doute positivement aux évolutions politiques contemporaines mais sont loin de réenchanter à elles seules la démocratie.

Ces deux exemples contredisent la thèse d’un profond renouveau démocratique grâce à la technologie, également contestée par des auteurs qui estiment que la participation en ligne prolonge avant tout des engagements « réels » (Papacharissi, 2010) et ne règle pas le problème de l’inégal accès aux instances de représentation, surtout investies par un public urbain relativement jeune et issu des classes moyennes supérieures (Baek, Wojcieszak et Delli Carpini, 2012).

Quelques auteurs nuancent cependant ce constat, suggérant que, sans s’ouvrir réellement à de nouveaux publics, ces dispositifs permettent une meilleure distribution de la parole. Une récente étude montre par exemple qu’ils diminuent les phénomènes d’« exclusion interne », notamment en permettant aux femmes de s’exprimer plus et dans plus de détails que lors des débats hors ligne (Kennedy et al., 2021). Les publics ne sont donc pas renouvelés, mais la parole est autrement répartie entre les personnes présentes.

Ces pistes de réflexion demandent dans tous les cas à être approfondies. Il existe encore peu de monographies françaises sur les publics de la participation en ligne et elles reposent principalement sur l’étude du lieu d’habitation des participants. Le traitement de nouvelles données, comme la tranche d’âge des participants ou la profession, permettrait d’affiner ces premiers constats.

 

 

4. La participation en ligne ne discipline pas le débat et les conflits  

 

Les dispositifs participatifs sont des expérimentations politiques à plusieurs échelles, dont on ne sait pas à l’avance quels publics s’en saisiront. Ils sont par ailleurs susceptibles de faire émerger aux niveaux local et national des points de discorde qui déborde le cadre initialement posé par les institutions publiques, y compris entre des institutions proches (Laurent, 2016), ce qui est le propre d’un débat démocratique. S’intéressant au débat public sur les nanotechnologies (2009-2010), marqué par la forte présence non anticipée d’activistes anti-nanotechnologies, Brice Laurent relate par exemple l'anecdote d’un désaccord public entre plusieurs ministères à propos de la présence ou non de nanomatériaux dans l’industrie alimentaire. Celui-ci témoigne de la coexistence de plusieurs compréhensions de l’objet même de la concertation. Internet constitue en lui-même un espace d’expérimentation (Cardon, 2019), il n’est pas étonnant que ces nouveaux dispositifs produisent des effets imprévisibles, échappant en partie au contrôle de leurs concepteurs.

Les usages des plateformes participatives ne sont donc pas toujours ceux que les concepteurs – éditeurs de plateformes de civic tech ou services d’une collectivité qui construit le cadre de concertation – attendent du public. Les comportements de ces derniers dans ces nouveaux espaces sont certes orientés par des choix de design traduisant une conception de la « bonne participation » en ligne (qui dépend du contexte, des attendus de la participation). Pour autant, ils sont en mesure de comprendre ce qui est attendu d’eux et peuvent alors choisir de se conformer à un modèle de participation ou essayer de le détourner : « [l’utilisateur] doit décrypter, “dé-scripter” les signes d’une proposition d’action à travers ces applications pour comprendre “ce qui est attendu de lui”. À partir de cette interprétation, il peut quitter le site, manipuler les applications pour réaliser d’autres types d’action, ou les manipuler en adoptant le projet qui lui est proposé » (Badouard, 2014, p. 54).

 

5. Le numérique a ouvert d'autres formes d'engagement civique et d'implication politique non institutionnelles

 

Les limites constatées de la participation en ligne à attirer les publics restés en marge de la participation hors ligne pose une question : la participation institutionnelle est-elle capable de susciter un engagement citoyen massif ?

La littérature scientifique donne des pistes de travail. D’abord, une trentaine d’années de recherche sur la participation souligne en effet que les initiatives se sont certes multipliées mais qu’elles manquent souvent de budget et de ressources humaines pour atteindre leurs ambitions, l’affichage participatif important encore souvent plus que la mise en œuvre effective, sauf dans quelques grandes villes pionnières (O’Miel, 2016). Si de nombreux projets (en ligne et hors ligne confondus) ont émergé en France, ils restent dans l’ensemble de relativement faible envergure, reposent sur la bonne volonté d’élus et d’agents administratifs peu valorisés au sein des appareils administratifs et politiques locaux et disposant de moyens limités. Aucune expérimentation démocratique radicale n’a ainsi été menée, les routines institutionnelles et les résistances politiques menant à « la diffusion et l’institutionnalisation de dispositifs dépourvus de toute ambition de redistribution du pouvoir » (Lefebvre, Talpin et Petit, 2020, p. 65).

Ensuite, les limites des projets participatifs institutionnels ne doivent pas mener à conclure, sans doute un peu hâtivement, à un désengagement citoyen, à un désintérêt massif pour les questions publiques. Il existe en effet de nombreuses formes de participation en ligne en dehors des dispositifs institutionnels. Comme le rappelle Dominique Cardon : « si les internautes ne s’engagent pas beaucoup dans les dispositifs participatifs initiés par les institutions, ils ne cessent de produire une participation spontanée dans les différents espaces du web » (Cardon, 2019). Les espaces institutionnalisés ne composent qu’une partie des lieux d’expression d’une parole politique (Greffet et Wojcik, 2008), dont se saisissent parfois des personnes différentes de celles présentes dans la participation citoyenne.

Le volontariat en ligne tend ainsi à mobiliser des profils qui ne sont pas les mêmes que ceux qui s’engagent hors ligne (Ackermann et Manatschal, 2018). Et même si la recherche montre les limites de l’expression en ligne, particulièrement sur des réseaux sociaux tendant à simplifier le fond et à brutaliser la forme des opinions au sein de « bulles de filtre » (Mabi, 2021b), elle n’en reste pas moins une forme de parole politique.

S’il est nécessaire de garder une vision critique de l’engagement en ligne - on ne saurait ignorer les auteurs qui défendent par exemple l’idée que les pétitions en ligne produisent un « slacktivisme », un cybermilitantisme « du clic », minimal et peu contraignant, plutôt qu’un réel activisme (Morozov, s. d.) -, il mérite tout de même d’être étudié, par exemple dans la lignée d’auteurs s’intéressant aux données textuelles des pétitions en ligne (Barats et al., 2019) ou aux publications sur les réseaux sociaux de sympathisants d’un mouvement social (Cointet et al., 2021) [1].

 

[1] Sur les outils d’analyse de données en ligne, en particulier issues du Débat national lancé en janvier 2019 dans le contexte du mouvement des gilets jaunes, voir notamment le volume 9 (n°1-2) de la revue Statistique et Société : http://statistique-et-societe.fr/issue/view/91

 

Bibliographie

 

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